par Thierry Van Lede
Ma connaissance du cirque s’arrêtait à "la piste aux étoiles" présentée par Roger Lanzac, avec une musique qui m’impressionnait et des numéros que je trouvais ennuyeux : les équilibristes faisant tourner des assiettes, des magiciens avec leur assistante souriante en tenue pailletée, les fauves qui montaient, descendaient, grognaient un peu lorsque le dompteur faisait claquer le cuir de la chambrière, les chiens et les otaries savantes et les clowns. Ça c’était à la télé en noir et blanc. En vrai, lorsque le cirque passait dans la ville, s’installait au champ de foire, nous, on allait juste voir la ménagerie avec des animaux en cage. Ça sentait pas bon, ça je m’en souviens.
Rien qui ne me prédestinait à recourir aux services de clowns. Le blanc comme un adulte sérieux, l’auguste attendrissant et exaspérant comme le cancre, réussissant à se sortir des situations difficiles, même lorsque la partie semblait perdue. Peut-être que, malgré l’exaspération, la victoire de l’innocent sur les autres me procurait un réconfort.
Quelques années plus tard, j’ai croisé d’autres clowns dans un colloque lorsqu’ils ont pris le parti de raconter autrement des choses sérieuses. Zouc avait aussi laissé une trace de clown. Les Deschamps et leur troupe aussi. Dans ces clowns, il y avait la mise en doute d’un discours si bien tenu et l’idée que, malgré le sérieux des choses, il y a de la place pour autre chose, autrement. Quel a été le chemin parcouru pour faire surgir l’idée de demander de l’aide à des clowns ? Je n’en sais rien.
Pourtant, c’est bien moi qui avais eu cette idée bizarre de demander à des clowns de montrer à des professionnels comment changer de point de vue sur une situation qui leur semblait impossible. Je savais bien que cette idée était "originale" comme lorsque l’on parle d’une personne "originale" pour ne pas dire "zinzin" ou "folle". Une idée engageante car une partie importante du budget de formation était consacrée à ce pari. Une idée dérangeante car il ne s’agissait pas de faire un spectacle de clowns mais d’accompagner des professionnels pour qu’ils intègrent d’autres façons de voir les situations de travail. Une idée risquée car proposer à des clowns de venir régulièrement pour modifier le regard porté sur sa façon de travailler, cela pouvait signifier que le travail que l’on faisait n’était pas sérieux.
Ainsi, alors que les "Trois Rossignols" séjournaient depuis plusieurs mois dans l’établissement (dans lequel j’occupais une fonction de direction), il m’avait fallu faire un rappel à l’ordre ; en effet, n’y avait-il pas un message sous-jacent dans cet appel au clown, un appel à remettre en cause les règles de fonctionnement, n’était-ce pas un appel à la révolution que j’avais moi-même provoqué. Contradiction entre cette volonté d’ouvrir, de faire courir de l’air nouveau et ce qui pouvait être compris comme une autorisation au laisser aller. Les clowns davantage qu’un risque, étaient un moyen d’illustrer ce que j’allais écrire pour expliquer qu’apprendre à "devenir clown" et "faire le zèbre" ce n’était pas la même chose. Au lieu d’une note de service, un texte pour donner du sens à cette présence des clowns : difficile chemin à emprunter entre le permis et l’interdit. Difficile chemin à trouver entre l’engagement et le renoncement.
Pendant trois années, les professionnels ont pu emprunter ce chemin et s’entraîner à tenir cet équilibre. Il a fallu du temps pour rendre l’idée "originale" simplement "utile" : le parcours de certains leur a permis de montrer du doigt le nez rouge imaginaire, code permettant à ces partageurs de prendre une respiration, un souffle pour poursuivre leur travail.
Au-delà de ce qui a pu être engagé, et de cela seuls les clowns peuvent en dire quelque chose, ce code témoigne ce qui était à l’origine de cette idée "dingue" de faire venir des clowns : quitter la piste circulaire - tourner en rond - pour aller voir ailleurs ce qui s’y passe. Et de ce point de vue là, le pari a été gagné grâce aux clowns.