Pour préparer le dossier N°17, la rédaction de Culture Clown avait lancé une petite enquête parmi ses lecteurs et auteurs. Nous y posions les questions rappelées à l’ouverture de ce dossier. Sur les milliers de réponses reçues (sic), j’en ai sélectionné une quinzaine, j’ai complété la matière obtenue par une relecture des numéros récents de la revue et j’ai tout replacé dans une vision personnelle de ce qu’on sait historiquement de ce personnage unique et fascinant qu’est le clown. Ouf ! Voici le résultat.
Introduction
Ca a l’air simple, comme question : qu’est ce qu’un clown ! Si tout le monde ne l’aime pas forcément, tout le monde le connaît (ou croit le connaître), en tous cas, tout le monde a sa petite idée sur lui, tant ce personnage est devenu populaire, au cours des siècles. Pourtant, il me semble impossible de répondre à la question. Les expériences sont diverses et les opinions partagées. Entre Mac Donald, le cirque, le théâtre, Charlot et les films de clowns méchants, les références sont souvent opposées. De même, entre ceux qui ne peuvent pas le supporter et ceux qui en sont passionnés . Le mot est le même, mais la réalité qu’il cache est bien fugitive. Et le mot « clown » n’appartient à personne… (heureusement).
Au Bataclown, nous l’avons tellement fréquenté, depuis 30 ans, que nous en avons bien sûr une conception, qui transparaît dans nos divers écrits (on peut aussi se référer à notre charte, dont je ferai figurer un extrait à la fin de cet article). C’est pourquoi, je ne revendique pas l’objectivité : cette synthèse sera nécessairement subjective, mais je l’espère argumentée. En particulier, je replacerai les diverses perceptions par rapport à leurs racines et étapes historiques, car nos opinions s’inscrivent toujours, même à notre insu, dans une histoire sociale .
On trouve souvent des présentations qui se disent historiques parce qu’elles égrènent des dates. En en général, on fait remonter le clown à l’innovation qu’imagina Philip Astley en 1768. J’en parlerai, bien sûr, mais j’essaierai d’élargir le propos pour tenter de retrouver une anthropologie du clown.
1. L’idiot du village
On peut imaginer qu’il y a toujours eu, dans les communautés humaines, des individus décalés, marginaux, un peu simplets, parfois même handicapés, d’une manière ou d’une autre. Cette figure de l’idiot va souvent de pair avec celle du bouc émissaire, dont on se moque volontiers (ou pire). Lors des carnavals du haut moyen âge (Fabre, 2000), on choisissait un roi d’un jour, parmi les simplets, on faisait mine de lui obéir , tout en le ridiculisant et à la fin de la journée, on le destituait en l’humiliant (ou pire : certains ont été brûles vifs). L’Etat de droit, qui peut condamner ce genre d’outrage est arrivé tard, dans l’histoire humaine, même si l’application de ce droit n’est toujours pas acquise aujourd’hui. Homo hominem lupus. Ce souffre douleur, dont on rit volontiers, finit souvent par être obligé d’accepter son sort, et, par une sorte de « syndrome de Stockholm », à intérioriser son statut de victime, en jouant complaisamment son rôle de fou .
Eh bien, on peut penser que l’esprit du clown était déjà en germe dans ces situations somme toutes assez courantes, qui perdurent aujourd’hui presque à chaque fois qu’un groupe existe (écoles, armée, scouts, colonies de vacances, etc.). C’est même un rôle identifié dans les groupes par les psycho-sociologues.
Et il a bien fallu que ces gens réagissent ! Et pourquoi ne pas instituer ce qui est déjà là ? On trouve depuis toujours des artistes qui transforment leur souffrance en création et les troubadours qui allaient de château en château avaient leurs « clowns », à côté des acrobates et jongleurs. On peut aussi penser que la cour des miracles était une réaction groupale, destinée à résister ensemble à l’oppression du harcèlement. Maurice Lever (1983) y trouve l’origine des bouffons.
Dans l’enquête, les premières qualités du clown citées sont sa simplicité d’esprit, son côté ingénu, benêt, souligné par tout le monde ou presque ! On admire sa « capacité naïve d’émerveillement devant le monde ». On cite aussi son hyper sensibilité (autant dans le sens d’émotivité que dans le sens de sensitivité : c’est un personnage à fleur de peau.
Voici à mon avis une trace ancienne, presque archétypale, de l’idiot que la communauté des hommes met à part à cause de son étrangeté, mais dont elle a besoin, selon René Girard (1978), pour survivre .
La tradition du bouffon, puis celle du fou du roi, s’enracine dans cette réalité, pour aboutir à des personnages qui ont une sorte d’intelligence à eux, une intelligence du cœur, celle des fous, celle des enfants, celle qui est propre à ceux que Maurice Lever nomme les « morosophes », c’est-à-dire les « fous sages ». Et de fait, les idiots du village voient souvent ce qu’on ne voit pas ou plus et disent des paroles qui peuvent gêner les gens, à force d’être vraies.
2. Le clown et la parodie sociale
Et nous en venons au clown, comme acteur de la parodie sociale. Toute oppression engendre une révolte de force égale et opposée à elle, nous dit la physique sociale ! Les premiers artistes, dans quelques sociétés qu’ils soient, ont manié la veine de la dérision et de la parodie sociale. Des ethnologues tels que Levi-Markarius (1974) ont étudié le phénomène des clowns rituels. Ils ont mis en évidence l’existence de clowns parodiques dans la plupart des sociétés dites primitives. Les histrions romains ne se privaient pas de ridiculiser les possédants et aux funérailles des empereurs, un mimus accompagnait le catafalque en pastichant le défunt. Dans certaines tribus indiennes, les contraires faisaient tout à l’envers, ce qui rappelle le carnaval européen.
Il existe une littérature considérable sur le carnaval du haut moyen âge, moment de l’année où tout était permis, dans une société par ailleurs très structurée. Les fidèles, par exemple, faisaient entrer des ânes dans les églises et leur faisaient faire le prêche à la place du prêtre ! (Imagine-t-on cela aujourd’hui, alors des ministres menacent ouvertement certains caricaturistes ?).
La fête des fous et les carnavals étaient, selon les chercheurs, les soupapes de l’oppression sociale et les bouffons y avaient toute leur place. Il y avait abondance de personnages comiques, qui travestissaient et ridiculisaient les travers des puissants. On peut faire remonter le pouvoir subversif du clown à ces fêtes calendaires. Bien sûr, on ne parle pas encore du clown, mais on distingue ici ses racines de critique sociale, qui ont été développées par les fous du roi, vus à l’origine comme des bouffons particulièrement vifs d’esprit, que les puissants prenaient à leurs côtés pour se distraire, puis comme de véritables fonctionnaires de cour (en « titre d’office »), depuis Philippe Auguste jusqu’à Louis XIV ! Maurice Lever nous dit qu’ils ne devaient la vie sauve qu’à leur folie supposée.
Dans l’enquête, les répondants soulignent en effet le côté provocateur, dérangeant du clown. On souligne son rôle actuel de transgression et de critique sociale, proche du fou du roi. C’est là qu’on identifie la source de l’inspiration du clown acteur social lancée par le Bataclown au début des années 1980 et qui a été présentée dans la revue à plusieurs reprises. Cependant ce rôle du clown ne va pas de soi pour tout le monde. Ainsi par exemple Dallaire (dans le numéro 13) met une limite très nette entre le registre du clown et celui du parodiste. C’est un débat.
3. Le clown, personnage de théâtre
Au cours du XVI° siècle, les marchands se développent dans des villes où les foires deviennent importantes. Après la Venise du XII° siècle et Gênes, on assiste au développement des foires de champagne et du Nord de l’Europe, qui deviennent des centres économiques. Même les petites villes en profitent et c’est là que les comédiens apparaissent avec leurs tréteaux, prenant ainsi le relais des troubadours de châteaux. Les amuseurs de foires, les jongleurs, équilibristes, les camelots au bagout en éveil et les présentateurs qu’on appelait les banquistes envahissent les villes et les villages.
A la tradition de critique sociale, qui ne disparaît pas, s’ajoute les spectacles de théâtre, qui est en train de renaître en occident. C’est à ce moment qu’on situe l’apparition du théâtre de foire (avec les paillasses et les pitres) et de la commedia dell’arte, avec ses personnages inspirés de la vie sociale (Pantalone, Briguella, Arlequin, etc.), qui caricaturent les bourgeois et leurs défauts. Au tout début, Arlequin était un vrai clown avant la lettre, qui s’est raffiné par la suite en devenant rusé !
L’engouement est tel que certains (James Burbage en premier à Londres, en 1576) créent le théâtre couvert (est-ce là bas lié au climat ?). Et on ne peut plus concevoir une pièce sans y mettre un clown, qu’on a nommé ensuite le clown élisabéthain (apparu vers 1580). Celui-ci intervient intempestivement au cours de la pièce, interpelle les personnages et le public, établissant un lien entre eux, comme le faisait le chœur grec du temps des grandes tragédies de la période classique.
C’est à cette époque que le mot « clown » apparaît ! Les linguistes, dont Alain Rey, s’accordent tous actuellement pour rattacher ce mot au mot anglo-saxon « clod » (1545), qui veut dire « motte de terre » (on dirait en français le « bouseux »). Ca donne ensuite en anglais « cloine », en frison « klönne », en néerlandais « Klenn », etc..
Le quatrième mur n’existe pas encore (théorisé par Diderot beaucoup plus tard) et le public devait se régaler de l’impertinence de ces clowns qui malmenaient tout le monde. On le voit, une des racines essentielles de ces clowns est la présence dans l’instant et l’interactivité avec le public qui est là ce jour là. On connaît aujourd’hui le nom de William Kemp (1599), clown de tréteaux qui rencontre un public populaire.
C’est de cette tradition que s’est inspiré Shakespeare, qui, dans son théâtre du globe à Londres, ajoutait souvent un clown à ses pièces, qui allait et venait sur le proscenium, le plus célèbre étant Falstaff, dans la nuit des rois.
Dans l’enquête, on cite très souvent le fait que le clown se définit principalement par une (inter)relation intense et continue avec le public. Et on peut tout à fait trouver une part de la source du clown-théâtre d’aujourd’hui dans ce théâtre de foire (qu’on appellerait aujourd’hui le théâtre de rue), qui est une école précieuse et exigeante pour un rapport sans complaisance avec un public par essence volage et volatil !
4. Naissance du clown de cirque : les étoiles et la boue
L’invention du cirque et celle du clown de cirque est un évènement important, qui a eu un énorme succès dans l’histoire (à tel point qu’elle a tendance à faire justement oublier les racines anciennes et sous-jacentes !). Cela a tant marqué les esprits qu’aujourd’hui, pour beaucoup de gens, le clown, c’est le cirque, alors qu’en définitive, il ne couvre que deux siècles et demi sur l’histoire de l’humanité !
Il ne s’agit pas ici de refaire l’histoire du cirque , mais de rappeler les repères qui fondent les archétypes du clown. Rappelons tout de même les principales étapes.
Remarquant l’extrême tension résultant des risques pris, Astley, un des fondateurs du cirque, a l’idée, en 1768, de la dédramatiser en proposant des intermèdes comiques. Le numéro conçu alors, construit à partir d’une chute inopinée, se joue à Brentford. Il a pour titre « La course du tailleur », mais on n’en sait pas beaucoup plus. Quelques années après (1782), apparaît Billy Saunders (1780), premier bouffon de manège, considéré comme le premier clown de cirque, qui se produit chez Astley ! Quel honneur !
Cette innovation se transmet progressivement dans toute l’Europe, à une époque où la cavalerie (évidemment militaire) et les arts équestres (qui en découlent) sont des valeurs presque culturelles ! A Paris, la famille Franconi crée le cirque olympique (où ont lieu des spectacles équestres). Elle fait venir, au début du XIX° siècle, un clown anglais du nom d’Andrew Ducrow (le « Hercule flamand »). Mais ces échanges sont encore limités à cause de l’inimitié franco-britannique .
Evidemment, cette émergence du clown a profondément marqué nos représentations actuelles ! La tension entre la recherche d’une performance parfaite et la chute maladroite semble fonder ce personnage : la tête dans les étoiles et les pieds dans la boue. Le valet de piste lourdaud est souvent amoureux de la belle écuyère. Il est ridicule dans ses espoirs et comique, car on sait que ses essais sont voués à l’échec.
Baudelaire, au milieu du XIX° siècle parlait, au sujet du clown, d’apothéisation, dans le sens où ce personnage tente de se rapprocher de la perfection (symbolisée par Dieu), tout en restant à terre. Ce trait fondamental de caractère est souvent mentionné dans notre enquête. Le clown a des élans, des désirs irrépressibles, souvent démesurés ou carrément irréalisables. Même s’il imagine parfois y arriver, il tombe de haut la plupart du temps. On retrouve souvent ce trait de caractère dans les propos des contributeurs de la revue (le clown a « des utopies, qui sont ses raisons de vivre », écrit François Cervantès dans le n°11). Pour y arriver, il éprouve la notion d’urgence, comme le dit Yves Dagenais, devant un public qui attend une performance. Et cela conduit irrémédiablement le clown au bide, en tant qu’expérience initiatique, et là, il est démuni (c’est-à-dire « sans munition », aime à dire Serge Martin).
Cette expérience d’un envol vers les étoiles, voué à l’échec engendre un certain désespoir, un désarroi émotionnel, qui a beaucoup marqué les écrivains et les poètes. C’est sans doute ce qui a donné naissance au mythe du clown triste (présenté par Henri Miller ou par Heinrich Böll). Le clown, « entre espoir et désespoir », dit Serge Martin…
Cet imaginaire a tellement frappé les esprits que le clown en perd presque sa qualité de personnage fictif, joué par un comédien et qu’il devient un mythe ! On l’imagine, comme Miller, errant dans les rues après la représentation !
5. Napoléon et le clown
Créé à Londres et vite adapté et en Europe, le clown arrive à Paris avec Andrew Ducrow et même Billy Saunders qui a rendu visite au cirque des frères Franconi. Mais sa destinée va être profondément marquée par l’empire ! En effet, la censure napoléonienne veille au grain : les décrets de 1807 et 1811 encadrent de près les théâtres. Ils fixent le nombre de théâtre autorisés dans chaque ville (6 à Paris, 2 dans les autres villes), ils réglementent le répertoire des lieux autorisés et interdisent toute pièce avec texte et paroles ailleurs que dans ces lieux (pour faciliter le contrôle). Sur toutes les autres scènes, il ne doit pas y avoir de coulisses, la scène est limitée à 4 m² et deux comédiens au plus sont tolérés !
Ailleurs (et notamment au cirque) sont autorisés les mimodrames, la pantomime, les arlequinades, les jeux à cheval et les « spectacles de curiosité » (ombres chinoises, danse, automates, farces, jonglage, tours de magie, funambules et sauts).
Paradoxalement, ces interdits, combinés au fantastique essor du cirque, sont une voie royale pour les clowns ! Tritan Remy (1962:11) note que « le clown, personnage nouveau, ne gêne aucun acteur, aucun genre, aucun intérêt et ne contrevient à aucune disposition administrative ». Un des frères Franconi francise le mot anglais en se faisant appeler « claune » et cette appellation entre en concurrence avec l’ancien nom de grotesque, puis finit par s’imposer à tous. A partir du début du XIX° siècle, les clowns rivalisent de virtuosité aussi bien corporelle que vocale. Ils sont habillés de costumes trop grands pour eux et de couleurs chatoyantes, diversifient leurs tours et émettent des grommelos franco-anglais et des cris d’animaux.
Quelles traces cette époque a-t-elle laissé aujourd’hui ? Dans notre enquête, on signale le côté décalé de son accoutrement, qui va avec son statut social, son côté excentrique ou « hors normes ». Le clown est plus du côté des SDF (ou des tramps américains, qui suivaient la construction du chemin de fer, comme le rappelle Yves Dagenais dans le numéro 16 de la revue) que ce celui des nantis ! C’est sans doute cette filiation qui produit aujourd’hui un clown comme « le Boudu », de Bonaventure Gacon.
Si le clown était souvent une star dans les grands cirques, il était souvent joué, dans les petits, par un garçon de piste soit très jeune, soit trop vieux pour être utile à autre chose, parfois marginalisé ou même martyrisé, en tous les cas humble. Dans l’enquête, en revanche et curieusement, les répondants ne parlent pas de ce côté « raté », « incapable », « presque rien », pourtant mis souvent en avant historiquement. Comment se fait-il ?
Ce rejet est d’autant plus étrange que ces clowns, comme ils ne peuvent pas parler, sont avant tout des prodigieux artistes du corps et la « contrainte » du décret napoléonien devient, comme souvent, une ressource expressive ! Néanmoins, la contrepartie de cela est que rares sont les numéros de clowns qui racontent une histoire ! La censure a enrayé la construction dramaturgique !
6. Le clown et le non-sens
Et le clown anglais, que devient-il ? Eh bien il est au XIX° siècle marqué par un autre genre de censure, qui, là aussi, lui donne des ailes ! En effet, ce siècle est celui de l’époque victorienne, qui imposait une morale sexuelle inflexible (c’est le siècle où on enlevait le sexe des statues masculines !). D’après des chercheurs en psychanalyse , l’humour peut-être considéré comme un mécanisme de défense. On peut imaginer que, dans une société anglaise pudibonde, certaines formes d’humour peuvent se développer (comme dans tous les pays totalitaires, qui génèrent le même phénomène, ou comme dans la France napoléonienne).
Sophie Marret (2002) attribue le non-sens, inventé par Lewis Caroll, à cet interdit sexuel. Or on remarque souvent que le clown manipule l’absurde et le non-sens à la perfection ! Les grands clowns anglais, dans la veine des Marx Brothers, ont toujours été des champions du non-sens. J’avais signalé, dans un article ancien (Sylvander, 1984) qu’il s’agit là d’une qualité essentielle du clown. Benayoun le définit « non comme absence de sens […] mais par l’absence d’un certain sens, attendu par le lecteur, et dont on a suggéré l’approche imminente ; l’offre subversive, puis le retrait de ce sens, constituant le piège primordial du genre. » (Benayoun, 1977, pp. 17-18). Un des meilleurs exemples de ce genre est présent chez Groucho Marx, qui prend le pouls d’un homme inanimé et dit : « ou bien cet homme est mort, ou bien c’est ma montre qui est arrêtée ».
Cette qualité éminente apparaît en bonne place dans l’enquête : on cite l’humour du clown, sa capacité à vivre à la fois dans le réel concret et l’imaginaire, sa capacité à manier l’absurde, à surprendre, à être dans le contre-pied, à être là où on ne l’attend pas… Un grand merci à la reine Victoria.
7. Les entrées clownesques
Lorsque la censure est levée (1864), le théâtre et le cirque se libèrent et commence alors l’âge d’or des clowns de cirque. Apparaissent alors les entrées clownesques, qui deviennent de véritables petits sketches, phénomène renforcé par l’invention de l’Auguste, à Berlin, en 1870, qui prend les traits de caractère du clown traditionnel et donne la réplique au clown (devenu blanc), tandis que ce dernier devient plus civilisé et représente la norme sociale .
Ce sont ces sketches que Tristan Remy célèbre dans son ouvrage. Aujourd’hui, avec le recul, on voit qu’ils se réduisent à quelques structures de base, assez peu élaborées, finalement. Soit l’Auguste a un plan foireux que Mr Loyal ou le Clown fait effectivement foirer, soit ces derniers mettent l’Auguste au défi de réaliser un projet impossible et s’ingénient à le précipiter dans l’échec, soit les deux Augustes se tendent mutuellement un piège et tombent tous deux dedans, etc.
Au cours du XX° siècle, et sans remettre en cause la personnalité profonde du clown, de grands clowns ont pu dépasser ces intrigues un peu simplistes (révérence gardée) pour développer de vrais univers, tissés d’imaginaire et de non-sens : c’est le cas de Karandache, qui a fondé l’école russe, de Grock, des Fratellini, de Pierre Etaix ou de Zavatta.
Dans notre enquête, on voit que ces clowns ont malgré tout laissé des traces fortes. Ce sont eux en effet, qui, après les prouesses corporelles, vocales et musicales de toutes sortes, ont introduit le dialogue, l’intrigue théâtrale, la chute dramatique. Cela nous renseigne sur un clown qui est fondamentalement un joueur, qui aime l’aventure et construit des manigances, mêle si les premières tournent au tragique et si les secondes lui retombent sur le nez.
8. Le clown post moderne
Après les grands clowns du siècle, on recueille un peu partout dans la société et bien sûr au théâtre, les fruits du post-modernisme. Les lumières avaient reconnu l’homme comme un individu citoyen, qui n’était plus inféodé à la communauté. La psychanalyse le reconnaît issu d’une histoire psychique unique et capable d’une expression personnelle. Mai 1968 lui donne le droit politique à l’expression.
Lecoq et Decroux développent des écoles fortement centrées sur le corps et l’influence de la commedia dell’arte est essentielle.
Suivant les traces de Coppeau et, en remontant plus loin encore, de Stanislavski, Lecoq pense que l’expressivité de l’acteur est une affaire personnelle. Il lance en 1956 son école de théâtre (à l’origine le « laboratoire du mouvement ») et propose une formation « à la recherche de son propre clown ». Cette revendication est dans l’air du temps, puisque Pierre Etaix, un grand clown des années 60, écrit : « Faire le clown, c’est échapper à tous les rôles, sauf un : le sien ; c’est inventer soi-même son double dérisoire ».
Le mouvement est lancé et il est repris par quelques compagnies, peu nombreuses au début , mais qui se multiplient au cours des années 1990-2000. Comme l’individuation du clown en est un pivot, on assiste à une diversification extrême du personnage, aussi divers que les gens sont divers. Cette diversité va-t-elle tuer l’archétype ? Nous rejoignons là notre question de départ ! On peut supposer que cette déclinaison se fait sur une trame commune, inspirée des traits apparus dans l’histoire. Mais peut-être voit-on arriver de nouveaux traits ? Car l’histoire ne s’est pas arrêtée .
Dans l’enquête, on insiste sur un clown hypersensible envers la réalité et envers ses semblables, un clown empathique, un clown « aux aguets », un clown raffiné et généreux, un clown poète (Vincent Rouch dit dans le n°9 de la revue qu’« un clown qui n’est pas poète n’est pas clown ». C’est ce dont témoignent notamment des metteurs en scène comme François Cervantés ou André Rio Sarcey. Un clown qui développe son jeu dans le visuel et le corporel. Anne Cornu dit : « L’émotion est vive et le corps entier est en jeu. L’insu bat son plein et c’est là que naît la première ivresse ». En même temps, et c’est un point mis souvent en avant par le Bataclown, le clown n’est pas dupe, il est essentiellement dans la distance, à la fois dans la réalité et l’imaginaire. Le clown « y croit », il « laisse parfois croire qu’il y croit ! », « et il montre qu’il n’y croit pas » …
Mais, curieusement, cet assaut de raffinement ne laisse plus guère de place aux côtés « raté », « incapable », « presque rien », pourtant bien identifié historiquement. Est-ce à dire que le clown évoluerait ? Pourquoi ? Parce que le clown est aussi capable d’élévation ? Sommes nous en train de prendre nos distances avec le personnage un peu grossier ou primaire de la tradition ? Dans la revue, on le voit cité de temps en temps, ce clown un peu primaire (Bonaventure Gacon ou Mario Gonzalès dans le n°11, par exemple), mais assez peu. Préoccupés de raffiner le clown, on devrait peut-être retrouver l’humilité du clown (dans la revue, on retrouve cela sous la plume de Michel Dallaire : « s’il n’est pas humble, il n’est pas clown »). Le mot « humilité » vient d’humus (la terre) : Pourrons nous retrouver le « clod » originel ?
Et voici, comme promis au début, un extrait de la charte du Bataclown, qui fait pour nous référence dans notre travail et illustre bien là où nous en sommes sur la question .
« Le clown est un personnage fictif. Il est émotif, capable de vivre toute la palette des émotions et de leurs mélanges. Il est décalé, naïf, en contact avec le concret tout en dérapant dans l’imaginaire, ce qui entretient un genre de dramaturgie particulier. Il est toujours en relation avec le public et en empathie avec le monde. Il est parfois cruel mais jamais méchant, subversif (non par volonté mais par nature profonde) mais sans jugement sur les autres ni sur le monde. Il est aussi riche et aussi unique dans son expression que chaque personne l’est. Cette richesse se constate dans les situations variées qu’il est capable de susciter et qui ne se limitent pas à la volonté de faire tomber l’autre dans un piège. En même temps qu’il s’engage dans les intrigues qu’il noue, le clown se voit vivre et nous le témoigne, sans être ni complaisant vis à vis de lui même, ni dupe de ce qu’il représente. Le clown existe lorsqu’il vit sa vie et sa mort symbolique à tout moment sur scène. Sa courte existence en notre présence est une épreuve existentielle pour lui. A cette occasion, il nous apprend toujours quelque chose d’essentiel sur lui, sur nous et sur le monde. Ces traits génériques du personnage constituent une trame générale sur laquelle chaque acteur-clown tisse son personnage unique. »
Mais il reste deux évolutions récentes à discuter : le clown acteur social et le clown noir. Peut-être avez-vous remarqué en effet que les évolutions que j’ai décrites jusqu’ici concernent le clown comme personnage de spectacle et que son rôle social avait singulièrement disparu, alors qu’il était resté jusqu’ici bien vivace en commedia dell’arte ou dans la veine des parodistes ou des chansonniers. Or on remarque, depuis le début des années 80, que ce rôle revient avec ce que nous avons appelé au Bataclown, après l’avoir lancé en pratique en 1981, le clown acteur social. En effet, il se trouve que le regard et le jeu du clown, qui ont été abondamment décrits dans cet article, se prêtent très bien au jeu social, comme nous l’avons analysé J.B. Bonange et moi-même . Quelques aspects de ce travail ? Son côté étranger, excentrique et perturbateur rend tout à fait légitime son surgissement dans les communautés des hommes au travail, son côté naïf et empathique lui permet de jouer presque innocemment sur leurs maux, le fait qu’il s’ancre dans l’ici et le maintenant le met dans un vrai contact avec eux, son aptitude à jouer des personnages et à aller dans des aventures imaginaires lui confère une force dramatique qui fait miroir par rapport à eux, son aptitude au non-sens le pousse à découvrir des intrigues et des dénouement inattendus dans les jeux de miroir qu’il leur tend, et sa sage folie lui fait prononcer parfois de véritables paroles de fous, dans le sens de Maurice Lever. Oui, c’est bien une redécouverte du clown en tant que fou du roi dont il s’agit !
Et on voit enfin se profiler une autre question, posée notamment par Pascal Jacob sur la figure contemporaine du clown, le clown noir, qui aurait, selon lui le « goût du sang », arguant que « la modernité du clown est dans sa colère » et prenant pour exemple des clowns comme Ludor Citrik ou Boudu. Il voit le clown actuel comme un prédateur, qui se saisirait du public, à l’instar des carnassiers qui choisissent l’individu le plus faible du troupeau pour s’en repaître. Je ne conteste par que de tels clowns existent et qu’ils en aient le droit, mais pourquoi en faire le modèle dominant le plus actuel ? Cette hypothèse me semble artificiellement calquée sur l’évolution des sociétés contemporaines, marquées par la brutalité et le cynisme. Si certains vont dans cette direction, elle n’est pas dominante, loin de là ! On observe au contraire, au sein de la grande diversité des clowns contemporains, de nombreux clowns qui sont sur d’autres registres et on perçoit un intérêt croissant des « clowns acteurs sociaux » pour la vie des hommes en société. Ils envahissent les institutions sociales et y donnent un regard décalé et pertinent, pas nécessairement cynique. Leur propos n’est pas de se dépraver vers des comportements de horde, mais au contraire de se hausser vers un engagement sociétal généreux et exigeant. A la phrase : « le clown est comme le pinson de Prévert : il n’est ni gai ni triste. Il est gai quand il est gai et il est triste quand il est triste » , j’ajoute : « il est cruel quand il est cruel et il est tendre quand il est tendre ! ».
***
Le clown comme miroir des hommes et de la société
Ceci m’amène en conclusion à proposer un dernier trait de caractère du clown, qui est peut-être le plus profond (c’est pourquoi je le gardais pour la conclusion) : le clown comme miroir des hommes et de la société.
Dans l’enquête, ce trait apparaît fortement. On y lit que le clown nous tend un miroir. Comme le fou du roi, dont c’était l’emblème, il nous tend un miroir, à nous même, aux autres, au monde, au public. Ce faisant, il révèle une facette cachée et nous autorise à être ce que nous sommes. Il s’agit bien d’un effet révélateur : en un clin d’œil, il montre ce qui ne se voit pas mais que pourtant nous soupçonnions. Ce point est également très présent dans la revue « Nous sommes tous porteurs de tout. Le clown devient votre ami, votre double, votre frère de cœur. Il vous touche à l’âme. Il est vous, il est l’humain. Il est l’humanité. », écrit Jean-Luc Bosc dans le n°11.
Ainsi, le clown serait un mythe existentiel pour l’être humain. Dans l’enquête, on en parle comme « d’un tremplin qui nous envoie dans l’immensité de la vie et de retomber sur nos pattes, malgré l’intensité des émotions vécues ». L’intensité de l épreuve du passage sur scène ne va pas de soi et n’est jamais anodine. Le clown va « au bout de l’angoisse », car il joue avec les peurs (c’est le cas par exemple au cirque). On pourrait rapprocher cela d’un effet de dramatisation et de dédramatisation du jeu de clown, proche de la catharsis d’Aristote et/ou de Freud. Donc désespoir ET espoir !
On souligne donc l’humanité du clown, « au-delà des cultures et des différences de toutes sortes, il peut témoigner de notre espèce, de sa beauté et de ses travers ». On peut citer de nouveau ce qu’en dit joliment J.L. Bosc : « le clown est une humanité dilatée ». C’est là un trait peut-être historiquement nouveau du clown : son universalité, sa sagesse (le fou-sage / "pas sage"/passage). Le clown est un philosophe.
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