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Edito

Comme l’écrivent Stéphane Hessel et Edgar Morin*, "maintenant, nos sociétés doivent choisir : la métamorphose ou la mort". Assurément, elles connaissent une crise majeure - économique, écologique, sociale, démocratique - qui interpelle inévitablement le monde de la culture, de la création artistique… et du clown**. Or, en ces temps où s’accentuent les inégalités et les exclusions, nous assistons à un développement sans précédent des initiatives sociales mettant en jeu des pratiques de "clown contemporain".
L’essor de ce personnage est sans doute en rapport avec l’évolution de notre société, mais en est-il seulement le reflet ou l’un des principes actifs ? En ouverture de ce numéro, Bertil Sylvander nous invite à une lecture sociologique de la question.
Nos lecteurs le savent, le clown qui symbolise à la fois la fragilité et la liberté, s’est affirmé comme un vrai stimulant du vivre ensemble. Plus encore, sautant de bon cœur dans le "pétrin du social", en immersion et distanciation, ne devient-il pas un ferment de transformation plutôt qu’un amusant colorant ? Ce 21ème numéro de Culture clown en témoigne avec force dans deux registres de pratiques.

Nous cheminerons d’abord avec des acteurs-clowns pratiquant l’intervention sociale et n’hésitant pas à investir des "lieux de vie" qui sont aussi des lieux de souffrance (prisons, hôpitaux, établissements pour personnes âgées… en France, en Belgique, au Québec).
Et en complément aux témoignages des intervenants eux-mêmes, nous avons donné la parole à ceux qui font appel aux clowns pour avoir leurs points de vue sur ces pratiques de dévoilement et de mise en danse des institutions.
Nous suivrons ensuite des animateurs d’ateliers clown qui ouvrent de nouveaux espaces de jeu et d’expression artistique avec des personnes des secteurs du handicap mental, de la psychiatrie, de l’insertion, de l’éducation ou de la formation. La pratique du clown y est reconnue comme expérience créative et personnelle originale, le "jeu du je", mais elle est aussi un "jeu du nous" et un activateur du lien social. Plus largement, nous voulions savoir si ces ateliers de clown-théâtre avaient des effets sur les institutions… Et, en effet, ils ont souvent tendance à bousculer les cloisonnements et les routines !

Plusieurs métaphores sont apparues au fil de tous ces témoignages : herbe dans les fissures, ferment, germe, enzyme, catalyseur… le clown s’y décline comme un agent de transformation, subtil mais puissant ! Car, comme l’écrit Marc Guiraud, "Toute situation sociale est une scène où se représentent des enjeux tissés ensemble. Il n’y manque, trop souvent, qu’une certaine qualité de regard pour qu’elle apparaisse comme telle."*** C’est justement par la qualité de son regard, ajusté et décalé, et de sa présence, sensible et émouvante, que le clown invite au changement de regard sur soi, sur l’autre et sur le monde. Et, c’est peut-être là une fonction mobilisatrice du clown, que ce soit en intervention ou en atelier : il nous donne l’énergie, le plaisir et l’exigence, bref la vitalité, d’être acteur sur le terrain du symbolique, en mettant en jeu nos vies et le potentiel de transformation des situations que nous rencontrons.
Alors continuons d’investir la saga des clowns sur le terrain social, non seulement comme "semeurs de rires" mais comme ferments des valeurs de solidarité et d’émancipation.

* Stéphane Hessel, Edgar Morin, Les Chemins de l’espérance, Fayard, 2011
** A ce sujet, voir aussi l’excellent n°16 de Culture clown : Les clowns, leurs cousins et les crises, 2010.
*** Marc Guiraud, Cum-Plexus – du dévoilement de la complexité, livre à paraître.